Design thinking et sémiologie : donner du sens à l’innovation

 

Quelles sont les opportunités d'un croisement entre le design thinking, qui vise à orienter le processus créatif, et la sémiologie ? Réponse avec Annabelle Puget, design thinker et architecte, et Gwenaëlle de Kerret, sémiologue et docteur en sciences de l'information et de la communication.

Par Gwenaëlle de Kerret* et Annabelle Puget**

Première publication de cet article le 5/09/2016 sur emarketing.fr (lien)

En quelques mots, en quoi consistent vos métiers de design thinker et de sémiologue?

Annabelle Puget: Le design thinking est un cadre méthodologique issu des pratiques du design et de l'architecture, métiers où l'on conçoit des objets tangibles. En tant que design thinker, mon expertise consiste à engager et orienter les équipes dans la conception d'un produit, d'un service, d'une politique, d'une stratégie, par la mise en œuvre d'un processus créatif. Dans un premier temps, il s'agit de questionner la problématique et de la nourrir de recherches sur le terrain. Puis vient une phase d'idéation, à l'issue de laquelle le meilleur concept est identifié puis rendu concret par le prototype. L'itération puis le déploiement sont alors fonction des résultats des tests utilisateurs. Le design thinking est une approche qui rompt avec la vision romantique de la créativité: être innovant, ce n'est pas être "inspiré" de manière sublime et aléatoire, mais adopter une perspective programmatique et collaborative à partir d'un objectif. La méthode, qui reposent sur la mise en place d'une équipe pluridisciplinaire, se diffuse actuellement dans les milieux du marketing, de la créativité mais aussi dans les ressources humaines.

Gwenaëlle de Kerret: La Sémiologie permet quant à elle d'envisager la problématique sous un angle technique: celui des signes. Qu'il s'agisse de faire le bilan d'un produit, d'une communication ou d'une interface, ou d'imaginer un nouveau concept, le sémiologue met un voile temporaire sur les intentions de l'organisation, il se focalise sur le message et les signes qui le composent. C'est la capacité des interfaces ou des services à "faire sens" et à susciter des émotions qui devient le centre de son analyse. Cela permet de réinterpréter les perceptions et attentes du public, mais aussi d'envisager différemment la manière pour l'organisation de réaliser son projet.

Y a-t-il des liens naturels entre sémiologie et design thinking?

GK: A priori, la sémiologie est une méthode d'analyse du sens, tandis que le design thinking est une méthodologie créative. Ils semblent ainsi différents à la fois dans leur visée et dans leur mise en œuvre. Mais ils ont deux points communs: un principe d'imagination et un principe de réflexivité. D'une part, sémiologie comme design thinking se fondent sur l'imaginaire, l'exploration du champ des possibles dans le domaine du sens et des formes: face à une problématique, ils permettent d'envisager toutes les significations qui nourrissent un imaginaire et toutes celles qui pourraient le renouveler. D'autre part, la réflexivité est fondamentale: au fur et à mesure de l'exploration, design thinking comme sémiologie s'interrogent sur les outils à utiliser et les conclusions à en tirer. Une "bonne idée" ne se suffit jamais à elle seule: elle est challengée et optimisée par la recherche d'autres idées ou d'autres interprétations. C'est seulement alors qu'elle peut être validée puis mise en œuvre.

AP: Par ces principes communs d'imagination et de réflexivité, sémiologie et design thinking amènent une équipe projet à une "révolution cognitive": la question de départ est reformulée, les objectifs sont fixés sous un angle nouveau, qui conduit à répondre de manière inédite au challenge posé. Dans le cadre de projets d'innovation, une collaboration entre design thinker et sémiologue donne du sens au projet. En premier lieu, il est important de créer un langage commun au sein de l'équipe projet. Puis les enjeux pour l'utilisateur sont identifiés et facilitent l'émergence du concept. Le test évalue alors la solution du point de vue de l'utilisateur. Le travail conjoint du design thinker et du sémiologue est primordial pour assurer la continuité dans le développement du projet.

Concrètement, comment la sémiologie et le design thinking s'articulent dans vos projets?

AP: Le sémiologue peut intervenir à plusieurs moments dans le processus de design thinking. En phase de compréhension pour l'exploration de l'univers de concurrence et en phase d'observation utilisateurs, il identifie les éléments porteurs de sens pour l'usager et aide l'équipe projet à les articuler. La phase d'idéation peut également s'achever sur une analyse sémiologique du discours créatif. Elle s'assurera du sens porté dans la solution, avant de la prototyper et de la tester.

GK: Plus globalement, la sémiologie offre l'opportunité d'un accompagnement fertile du dispositif global: en se situant comme un observateur du parcours de la génération d'idées et des débats, le sémiologue documente le processus, questionne les thématiques abordées et amène l'équipe projet à prendre conscience des enjeux sous-jacents.

Comment la sémiologie peut-elle aider au processus créatif?

GK: Un processus croisé de design thinking et de sémiologie créative a été mis en place pour la refonte de l'identité du château de Montsoreau (Maine et Loire). Lors des débats initiaux avec les commanditaires du projet, la problématique était centrée sur la difficile intégration d'une collection d'art contemporain savante, dans un château historique et touristique. Cet enjeu limitait la réflexion à l'idée de contraires inconciliables: culture versus tourisme, austérité versus hédonisme. Mais lors de l'étude de public et des workshops, il est apparu que cette opposition masquait un imaginaire au potentiel beaucoup plus riche. L'expertise sémiologique a permis de faire émerger des valeurs sémantiques en germe dans le projet: une large palette d'expériences possibles, allant de la promenade en bord de Loire à la découverte ludique de l'art et à l'interaction familiale. L'équipe a ensuite pu travailler de manière collaborative sur une identité culturelle fondée sur le principe du puzzle et du jeu. C'est ainsi, par un travail sur le sens du projet, qu'un positionnement pertinent et innovant a pu être défini.

*Gwenaëlle de Kerret est Sémiologue et Chercheure associée à l’Université, en Sciences de l’information et de la communication. Elle dirige l’agence SemioTiPS.

**Annabelle Puget est design thinker. Après cinq ans en agence d'architecture, et plusieurs années à consacrer les vendredis à l'organisation d'ateliers de design thinking, elle crée Atypie, en 2015, pour que ce soit tous les jours vendredi. Elle accompagne des entrepreneurs dans la création de leur offre et aussi des équipes de R&D sur les questions d'usages.

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