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Le règne du pictogramme, une gageure pour les marques

Transports collectifs et individuels, biens de consommation, les pictogrammes sont partout. Leur essor semble avoir suivi celui de la consommation de masse, avec son impératif de communication universelle. Mais quelles conditions à cette universalité ? Quels enjeux et quelles perspectives pour les institutions et les marques ?

Par Gwenaëlle de Kerret

Première publication de cet article le 6/04/2011 sur emarketing.fr (lien [1])

Il a beau nous environner en permanence, et même décider de beaucoup de nos gestes et infimes décisions quotidiennes, le pictogramme reste une réalité étrange. Comment définir ce signe mixte, mi dessin, mi écriture ? Quel point commun entre celui mis en scène par un panneau de signalisation routière, celui indiquant une priorité aux personnes âgées dans une salle d’attente, et celui recommandant le "lavage à la main" sur un vêtement?

 

Une gageure pour les marques

De même que le choix d'un logo et d'un univers visuel, l’usage des pictogrammes constitue une gageure pour les institutions et les marques. Comment concevoir un pictogramme, de manière à ce qu’il soit immédiatement et systématiquement compréhensible par les usagers et consommateurs ? Et comment leur conférer une valeur à la fois pratique, mais aussi émotionnelle, propre à relayer une relation de connivence entre la marque et le lecteur ?

Paradoxalement, la banalisation des pictogrammes dans tous les environnements publics et commerciaux, n’a pour l’instant pas impliqué le développement d’un dispositif officiel de validation. Ce n’est que depuis quelques années que l'Afnor* en France, et l'ISO au niveau international, recommandent de tester au préalable les pictogrammes… Mais cette recommandation reste très vague, puisque, pour les pictogrammes destinés à l'information du public, "seul le contenu graphique doit être respecté, la manière de représenter ce contenu (...) restant libre, afin de laisser sa souplesse à l’art du concepteur". Les études de réception, mais aussi la sémiologie, sont sans doute essentielles pour appréhender la pertinence d’un pictogramme. Les études qualitatives et quantitatives, pour évaluer le caractère compréhensible et l’adéquation à l’imaginaire de la catégorie (transport, service, consommation…), mais aussi à la marque. Et l'expertise sémiotique, pour comprendre l’origine du sens et de l’émotion, expliciter les éventuels « accidents » sémantiques et déceler les éléments du pictogramme potentiellement optimisables.

Des signes fragiles

Les sémioticiens définissent le pictogramme comme "un dessin figuratif, utilisé avec une fonction communicative". Ce type de signe appartient ainsi, selon Ducrot et Todorov**, à la catégorie de la "mythographie". Contrairement aux signes scripturaux (ou "logographiques"), la lecture des pictogrammes implique un double processus : percevoir la valeur de signe du dessin d'abord, puis, lui attribuer un sens spécifique - sémiotisation, puis sémantisation***. Pour l'écriture au contraire, la valeur de signe est immédiatement décelable, et la lecture consiste donc uniquement en l'attribution d'un sens.Les pictogrammes sont spécifiques, car ils sont constitués de signes indépendants du langage, formant une simple relation symbolique avec le réel. Leur sens est ainsi ponctuel et fragile, non relayé par un code globalisant. Pas d’alphabet commun à tous les pictogrammes, en somme.

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Pictogrammes à destination des visiteurs étrangers, sur un site touristique à Tokyo

 

Connaitre pour comprendre

Dès lors, la compréhension d’un pictogramme relève largement de l’expérience préalable du lecteur. Sa bonne lecture implique de l’avoir déjà rencontré et identifié auparavant, dans son ensemble ou dans ses éléments clés. Plus largement, l'environnement culturel s'avère déterminant. D'un pays à l'autre, les modes de représentation sont différents, un même symbole pouvant dénoter un sens totalement distinct (ainsi la lettre "H" entourée, correspond en France et en Allemagne à deux pictogrammes au sens totalement différent). 

Paradoxalement, la vocation universelle des pictogrammes est donc en réalité bien fragile : toute représentation symbolique répond à des codes culturels spécifiques. Les études montrent ainsi que d'un support à l'autre, le sens attribué à un pictogramme peut être totalement différent.

Seuls indices possibles pour le lecteur, s’il doute du sens à donner à un pictogramme : un élément scriptural en relai (ex : "Voie sans issue" précisé sous le symbole routier) ; ou, plus largement, le contexte d’inscription du pictogramme : environnement, objet en support, ou autres pictogrammes environnants, susceptibles d’éclairer sur la thématique du message. La compréhension de ce signe consiste ainsi en une dynamique cognitive allant du signe à son support, et du support au signe. Sans support, point de sens pour le pictogramme !

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Le "H" en Allemagne, pour signaler les arrêts de bus ; et le "H" en France, pour signaler les hôpitaux

 

Vers un usage émotionnel des pictogrammes

Le fleurissement des pictogrammes dans notre environnement quotidien, depuis quelques années, semble présager d'un changement sensible : au-delà de leur rôle "pratique", les pictogrammes incarnent de plus en plus une fonction émotionnelle, et même relationnelle. On assiste ainsi depuis quelques temps à un détournement des pictogrammes dans la communication, mais aussi dans la mode. Les "classiques" de la signalisation routière et urbaine sont repris et déviés avec humour de leur sens originel, créant dans le même temps une connivence avec les lecteurs.

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Publicité détournant le symbole "réservé aux handicapés"

 

Le recours aux pictogrammes par les marques et les institutions semble ainsi suivre le phénomène des smileys (ou "émoticônes"). A l’origine simple blague d’informaticiens, ils se sont peu à peu démocratisés, avec une fonction de relai du non verbal dans le langage écrit familier – signifier l’humour, le plaisir, l’insatisfaction ou le doute. Aujourd'hui, ils tendent à revêtir un rôle identitaire et communautaire : en les personnalisant par des variations et ajouts infimes, les adeptes de chat et textos en ont fait un mode d’expression de soi, et un code permettant une connivence entre pairs. Pour le néophyte, quelle différence entre un émoticône à lunettes (B-) ) et un autre à nez en trompette ( :’) ) ?

A la clé, une véritable conversion du langage pictographique : à l’origine mode de communication pragmatique et "neutre", visant à signifier le plus simplement et immédiatement possible une information ou un ordre simple, il devient un véritable langage tribal, signifiant l’appartenance à un groupe, l’attachement à une valeur ou à une marque. Pour le marketing, un territoire à conquérir, et un langage à apprendre.

Notes :

* http://www2.afnor.org/espace_normalisation/structure.aspx?commid=2174

** Dictionnaire encyclopédique des Sciences du Langage

*** L'interprétation des pictogrammes: approche interactionnelle d'une sémiotique, par Emmanuelle Bordon